Après dix ans de reports successifs, un enterrement de première classe sous la présidence Sarkozy et des milliers de pages de rapports commandés par les gouvernements de tous bords… Dire que la loi sur la dépendanceétait attendue est un euphémisme. Rien que ces six derniers mois, pas moins de 80 réunions ont eu lieu et 500 personnes ont été consultées.Et pourtant, le texte qui sera présenté en conseil des ministres en avril paraît bien timide. Dommage, 82 % des Français jugent le sujet important, selon le baromètre Ocirp - France info - Le Monde réalisé à l’occasion de la sixième Journée sur la perte d’autonomie. Certes, la loi, qui vise à améliorer la prise en charge des personnes dépendantes en favorisant leur maintien à domicile, comporte des avancées. Et il ne s’agit que du premier volet. Un autre sur le financement de l’accueil en établissements est prévu pour 2015. Mais les montants ne semblent pas à la hauteur des enjeux.
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« Les 645 millions d’euros alloués par le gouvernement ne sont qu’une goutte d’eau face au coût de la dépendance, plus de 30 milliards d’euros, regrette Marie-Odile Desana, présidente de l’association France Alzheimer. C’est dérisoire, vu les besoins à venir. » Selon l’Insee, environ 2 millions de personnes devraient être dépendantes en 2040, contre 1,3 million aujourd’hui.
LA PERTE D'AUTONOMIE A UN COÛT DIFFICILEMENT SOUTENABLE
« La question du financement est une nouvelle fois remise à plus tard. En attendant, les familles siphonnent leurs économies pour accompagner leurs parents », déplore Pascal Champvert, à la tête de l’Association des directeurs au service des personnes âgées. Le montant qui reste chaque mois à la charge de la personne en perte d’autonomie atteint des niveaux difficilement soutenables : 1 000 euros en moyenne, avance l’association France Alzheimer.
D’où la revalorisation de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) à domicile annoncée par Michèle Delaunay, ministre déléguée aux personnes âgées. Les particuliers pourront se payer, en plus, entre une heure par jour et une heure par semaine d’aide à domicile, selon leur degré de dépendance.
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« Les sommes débloquées ne représentent que 44 euros mensuels par bénéficiaire, et, ce, alors que le pouvoir d’achat de l’APA a chuté de 30 % depuis 2001, cette aide n’étant pas revalorisée au même rythme que l’inflation », tacle Pascal Champvert.
Le coût financier n’est qu’une partie du fardeau porté par les 4 millions d’aidants en France. Fatigue, dépression… L’étude « Aider un proche âgé à domicile : la charge ressentie », publiée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en mars 2012, fait froid dans le dos. « Un aidant sur deux soutenant une personne souffrant de démence dégénérative meurt avant elle », rappelle Christian Brugeilles, directeur des activités sociales du groupe de protection sociale Réunica.
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MARGES DE MANOEUVRE LIMITÉES
L’« aide au répit », prévue par le gouvernement pour permettre se aux proches de se reposer en « plaçant » leur parent pendant quelques jours, est donc la bienvenue, même si « les places pour ce type de cas sont très rares dans les établissements », se désole Mme Desana.
Si beaucoup déplorent le peu d’ampleur de la réforme, les marges de manœuvre sont limitées, étant donné les contraintes budgétaires et le ras-le-bol fiscal ambiant. Pour tenter de contourner le problème, Mme Delaunay est devenue le porte-drapeau de la « silver économie ». Objectif : structurer le secteur qui se développe grâce au vieillissement de la population en proposant des produits et des services censés permettre aux personnes âgées de mieux vivre chez elles.
« En Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, les seniors sont bien mieux équipés en téléassistance ou en domotique qu’en France ou en Allemagne, car les gouvernements ont octroyé des aides depuis longtemps. Le calcul est simple : favoriser le maintien à domicile coûte moins cher à la collectivité que le placement en maison de retraite ou l’hospitalisation », explique Gilles Schnepp, vice-président du Comité de filière « silver économie » et PDG de l’entreprise de matériel électrique Legrand.
Ou comment faire du vieillissement, sujet tabou en France, une opportunité de croissance et un gisement d’emplois. « Environ 350 000 postes seront à pourvoir, principalement dans les services à la personne. Ces emplois pérennes peuvent s’adresser aux jeunes », souligne Alain Villemeur, chercheur à la chaire transitions démographiques, transitions économiques de l’université Paris-Dauphine.
BIENTÔT UN INTERLOCUTEUR UNIQUE POUR AIDER LES FAMILLES
La « silver économie » n’est pas qu’un slogan. Le contrat de filière, défini par le gouvernement et les entreprises, tente de fairebouger les lignes. Par exemple, un interlocuteur unique sera créé pour aider les familles à s’y retrouver dans la multitude des aides et services.
Ce rôle pourrait être confié à une entreprise privée. « Il faut que ce soit régulé et soumis à un strict cahier des charges établi par l’Etat, mais ce sera bien plus efficace si un groupe privé devient le coordinateur conseil, en proposant un bouquet de services sur lequel se branche l’offre médico-sociale », explique Jean-Paul Nicolaï, chef du département économie-finances du commissariat général à la stratégie et à la prospective.
Orange travaille déjà sur cette offre « d’opérateur pivot », en coopération avec assureurs, artisans, maisons de retraite… Avec un beau marché en perspective.
Un tiers des Français auront plus de 60 ans en 2060. Le potentiel du marché devrait donc inciter les entreprises à investir davantage sur ce créneau qui souffre d’une mauvaise image. « Les industriels gagneraient à dépasser leurs appréhensions, explique M. Nicolaï. Certains pays l’ont compris. En Allemagne, des magasins proposent des rayons estampillés seniors, aux Etats-Unis des enseignes leur sont consacrées. »
DOMOTIQUE, TÉLÉSURVEILLANCE... LES START-UP FLEURISSENT
En France, cela commence à bouger. Les téléphones pour seniors se vendent comme des petits pains, les start-up fleurissent dans la robotique, la vidéosurveillance… Les grands groupes s’activent aussi, comme Essilor, qui travaille sur des lunettes pour malvoyants.
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« Nous sommes sur ce projet expérimental depuis cinq ans. Ces lunettes captent l’image grâce à une caméra, la retraitent, puis la projettent sur la rétine endommagée, ce qui permet de compenser la mauvaise perception visuelle », explique Thierry Villette, directeur recherche et développement neuro-bio-sensoriel.
Pour que ces nouveaux produits trouvent leurs publics, il va falloir lever de nombreux freins. La priorité est de gagner la confiance des consommateurs, en s’assurant que produits et services sont de qualité, en respectant la vie privée et la confidentialité des données qui transitent par la télésurveillance, en encadrant le démarchage…
« Si l’on souhaite que les particuliers s’approprient les technologies, il est indispensable que des acteurs neutres les testent et les labellisent », explique Emmanuel Gutman, directeur du pôle handicap de l’Institut de la vision.
« Ce besoin de labélisation, les Français le demandent aussi pour les contrats d’assurance dépendance », renchérit Jean-Manuel Kupiec, le directeur adjoint de l’Organisme commun des institutions de rente et de prévoyance (Ocirp).
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NÉCESSAIRE PÉDAGOGIE
Restera ensuite à faire œuvre de pédagogie pour convaincre les Français de s’équiper. « Le corps médical a un rôle à jouer, car il est écouté par la personne en perte d’autonomie, qui refuse souvent les conseils de sa propre famille », explique Alain Villemeur.
L’offre devra enfin s’adapter aux moyens des aînés. Le texte de Mme Delaunay prévoit d’ailleurs une aide pour que les plus modestes puissent eux aussi utiliser téléassistance et domotique. Il ne faudrait, en effet, pas oublier qu’un quart des plus de 85 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté, et que, « si la silver économie est une bonne réponse à moyen terme, elle ne résout rien pour les personnes qui souffrent aujourd’hui de perte d’autonomie », souligne M. Kupiec.